Pierre Reynes paysan du Salagou
Des Origines
Si l'on en croit Jacques Lemoine [1] Reynes viendrait du terme occitan Rana qui signifie en français « reinette », du nom de l'espèce de grenouille. Il s'agit bien évidemment d'un sobriquet tiré d'une ressemblance physique (?) ou d'une promiscuité de lieu avec ces batraciens, qui fut attribué à l'un de nos ancêtres du Moyen-Age, qui le transmit à son tour à ses enfants et à ses descendants.
L'usage des noms familiaux s'est progressivement établi en France, du Xe au XIIe siècle. Jusqu'alors, l'habitude était de faire suivre le nom de baptême de chaque individu par celui de son père ou de sa mère. Mais ce procédé restait confus et avait le désagrément d'allonger considérablement les noms. On créa donc des noms, tirés de métiers ou de sobriquets, de particularités morales, physiques, vestimentaires ou géographiques. Leur usage devint général au temps de saint Louis.
La présence attestée de la famille Reynes à Lauzières (commune d'Octon,Hérault) en 1422 [2] nous permet de penser que dès le Moyen-Age, cette famille est née à l'intérieur d'un triangle dont les angles seraient les villes de Bédarieux, Clermont l'Hérault et Lodève. Quant on saura que cette région, ainsi que l'ensemble du Languedoc méditerranéen fût la plus peuplée de la Gaule, la plus romanisée, la plus protégée des invasions barbares (elle ne fut envahie qu'en 415-443), il ne fait presque pas de doute que les Reynes sont principalement d'ascendance gauloise. On se reportera sur ce sujet à l'ouvrage de Fernand Braudel "L'identité de la France". [3]
Quant à l'orthographe du nom Reynes, il n'est pas fixé jusqu'à la Révolution. Nous avons trouvé Raynes (1450), Rene (1570), Reynes (1620), Reignez (1672), Reines (1720), Raines (1750).
La famille a donc poussé à la fois sur la ruffe ancienne (ruffus = rouge) et sur le basalte des volcans, plus jeune. Terre pauvre des euzes (chênes), de la vigne, du genêt, des moutons et des chèvres. Depuis un siècle et demi environ, le châtaignier y a trouvé un bon terrain d'expansion.
Vieille famille, vieux terroir, vieille histoire aussi, l'épisode de la prise du château de Cabrières en 533 n'est-elle pas racontée par l'évêque Grégoire de Tours ? [4] Ces trois qualités en tout cas vont nous accompagner tout au long des chapitres qui vont suivre.
À Lauzières
Notre ancêtre direct est Brenguier (jeune) qui teste en 1566. Il demeurait au Mas Arquinel, à Octon, et avait épousé Marguerite Berthomieu. Nous lui connaissons quatre enfants dont Pierre qui va suivre et Jean qui fut prêtre et prieur de Lauzières et d'Octon. Pierre Reynes, son fils aîné demeure encore au Mas Arquinel et sera la père d' Ambroise né au cours de la décennie 1570-80. Pierre avait épousé Agnès Espeburne à Octon en 1571. Bertrand Reynes, présent dès 1410 à Lauzières, est peut être le père de Brenguier l'aîné. Il est signalé plusieurs fois dans les registres des notaires, Maurin en 1410, Coussergues en 1459 et Textoris en 1462, cette dernière année Brenguier l'aîné rédige son testament [5].
Ambroise quant à lui habite Lauzières où il est plusieurs fois consul ou conseiller politique. C'est à ce titre qu'il sera mêlé à la révolte du duc de Montmorency en 1632.
Lauzières est alors un village dont la juridiction seigneuriale s'étend sur celui d'Octon. Fief de la puissante et ancienne famille des de Lauzières, la seigneurie est tenue en 1620 par Pons de Lauzières-Thémines-Cardaillac, Maréchal de France et Gouverneur du Quercy. Cet homme de guerre s'était distingué au combat de Villemur en 1592 et devait s'illustrer encore contre les huguenots du Languedoc. Son cousin François de Lauzières, co-seigneur de Soubès, partageait avec lui la suzeraineté sur les villages de Lauzières et d'Octon. Ambroise était rentier de François et percevait en son nom les divers droits et prélèvements féodaux.
Comme le fait remarquer Yves Durand [6], la seigneurie est alors, avec la paroisse, l'espace juridique et judiciaire le plus simple et universellement présent. Remarquons tout de même que dans nos régions, elle doit partager le pouvoir avec le consulat, organisme communal, organisé très tôt dans les villes et villages du Midi.
La justice des seigneurs était divisée en haute, moyenne et basse. Tandis que la haute pouvait prononcer des condamnations à mort, la basse ne se préoccupait des causes que dans certaines limites financières. Le château de Lauzières avait une prison, utilisée encore en 1775. Ces justices fonctionnèrent pour beaucoup d'entre elles jusqu'à la Révolution. En 1787, la justice de Malavieille (autre château à proximité) condamne Pierre Salasc, du village de Brenas, à 60 livres d'amende pour avoir insulté et menacé André Reynes. Somme importante qui représentait trois à quatre fois le salaire mensuel d'un ouvrier agricole. Par ailleurs, ces justices assuraient l'encadrement du pays et l'ordre public à une époque où les fonctionnaires royaux étaient peu nombreux.
L'institution du consulat représentait une conquête communale importante face à certaines prétentions des seigneurs. Celle-ci ne fut d'ailleurs acquise qu'au prix d'un combat souvent âpre avec les autorités naturelles. En 1207, à Lodève, l'évêque Pierre Frotier périt assassiné, victime d'une conjuration ourdie par les tenants du mouvement communal.
Elus pour un an, les consuls avaient pour mission importante de convoquer le Conseil Général des habitants et de lui soumettre les affaires. Cette Assemblée Générale avait le pouvoir de fixer le montant de certaines tailles. Les réunions se tenaient le dimanche après la messe, devant l'église, et on y débattait des affaires du moment. Souvent, un notaire prenait note des décisions et en annexait le procès-verbal à ses minutes.
Troisième composante de la vie villageoise et non des moindres : le clergé.
L'église de Lauzières, chapelle du château, était devenue paroissiale à la place de Roubignac en 1308. C'était un bénéfice simple qui dépendait pour moitié de l'évêque de Lodève et pour l'autre moitié d'un seigneur laïc. Le prêtre titulaire déléguait le plus souvent ses pouvoirs à l'un de ses collègues qu'on disait réduit à la portion congrue.
La paroisse avait 140 communiants en 1631. La dîme était versée au curé à raison de 7 gerbes sur 67 pour le blé, le seigle et l'avoine,un agneau sur onze et une botte de chanvre sur quinze. Le pouvoir du curé était surtout d'ordre spirituel et moral. Il présidait aux grandes étapes de la vie sociale d'alors : baptême, communion, mariage, sépulture. Seul véritable source de conflit avec les villageois : le recouvrement de la dîme, qui ne se passait pas toujours sans heurts ou désagréments pour l'une ou l'autre partie.
La paroisse de Lauzières s'étendait alors sur les hameaux de Toucou, la Fourille, le Mas Caoudou, les Valarèdes et une partie du mas de Vasse, aujourd'hui appelé Basse. Ce dernier hameau était en effet partagé entre les dîmeries de Lauzières et de Saint-Privat, ancienne église aujourd'hui ruinée, que les historiens ont parfois confondu avec Saint-Privat-de-Navas au terroir de Mourèze.
Une vie pastorale
Ambroise était ménager, c'est-à-dire propriétaire-tenancier de ses terres. Bien que résidant à Lauzières, celles-ci, largement composées de bois et de parcours, «bosc de roubes et hermes» à la Selve, la Coste, La Fontude, Sucarel, Saint-Privat, s'étendaient plutôt vers le ruisseau du Salagou, à Mérifons, La Prade, La Fons et Pradels. On trouvait des genestière à La Peyrade, La Resclause, le Claux et des oliviers à Galajou.Il possédait un troupeau d'une centaine de têtes au moins, dont un quart de chèvres et le reste en moutons et brebis. Il en tirait le lait (fromage), la laine avec laquelle on confectionnait le cadis, et la viande. Il devait avoir un ou deux ânes ou mulets, indispensables pour les charrois, une ou deux paires de bœufs pour tirer l'araire, trois ou quatre cochons engraissés aux glands.
Les cultures étaient essentiellement composées de blé, le touzelle ou pur froment, accompagné de seigle et d'orge pour le mixture composé pour 1/3 de chaque production. On cultivait aussi le pois-chiche et le genêt avec lequel on confectionnait la toile de maison. Il y avait bien sûr des vignes,souvent complantées d'oliviers, qu'on vendangeait d'ailleurs trop tôt pour en tirer du bon vin. Le verjus de cette époque tient peu de sucre et vieillit mal, il devient vite aigrelet. Peu à peu, en partie sous l'influence des négociants Italiens qui s'approvisionnaient alors chez nous, on retardera la date des vendanges.
Pour labourer, Ambroise utilise l'araire, l'ancêtre de la charrue. L'instrument n'est pas cher mais peu productif. Il pulvérise seulement la couche superficielle du sol, sans parvenir vraiment à le retourner. Ajoutons à cela la pratique de l'assolement biennal, qui gèle constamment un champ sur deux, et on comprendra aisément les raisons du peu de productivité des cultures, toujours prêt à engendrer de redoutables disettes en cas d'accident climatique. Ce fut le cas pour la grande sécheresse de 1612. Le déficit endémique en grains sera également la cause de la prodigieuse mortalité des années 1629-1630. Le jardinage, fourni essentiellement par le grappillage, [7] ne constitue pas alors un complément efficace contre la famine.
Agriculture donc, mais agriculture pauvre, comme le confirme encore en 1697 l'Intendant de Basville : Lodève est un pays sec et aride qui ne produit pas, à beaucoup près, les bleds et grains nécessaires pour la vie. [8]
La révolte de 1632
Cette année-là, les nuages s'accumulent sur le lodévois. Gaston d'Orléans, frère du roi, prend parti contre Richelieu dont la politique d'ouverture envers les protestants irrite l'entourage de la reine-mère. Celle-ci n'admet pas la laïcisation de notre politique étrangère et fait appel à Philippe IV d'Espagne, champion du Catholicisme européen.
Henri II de Montmorency, Gouverneur du Languedoc, se range résolument aux côtés du Prince et lui offre le concours de sa province. Gaston se met donc en marche vers cette « terre promise » et atteint Lodève le 25 juillet. Le lendemain, il est reçu solennellement par l'évêque de la ville, Plantavit de la Pauze. Il reste trois jours, le temps de recevoir l'appui de nouvelles troupes, prélevées dans la région. Parmi celles-ci, se trouve la compagnie du sieur de Peyrottes, dont le stationnement et l'entretien est prévu pour deux semaines à Lauzières et Octon. Jean de Peyrottes réside habituellement à Lauzières où il tient son quartier général [9].
Le 28 juillet, Monsieur (frère du roi), se rend à Pézenas, fief de Montmorency, mais est contraint de diriger rapidement ses troupes sur Toulouse, d'où le menace celles du Maréchal de Schomberg. Peyrottes et ses hommes suivent, mais ils ne seront restés que neuf jours en garnison au lieu des quinze prévus. A cette époque, le séjour en garnison consistait essentiellement en gîte et couvert chez l'habitant, et on comprend que ce départ intempestif constituait un manque à gagner et des soucis d'intendance en plus pour le capitaine de Peyrottes. Il demande donc aux consuls l'équivalent en espèces des six jours perdus.
Une Assemblée Générale des habitants est donc convoquée pour le 10 août. Tout se déroule en plein air, à la porte de l'église, dans la chaleur torride d'une superbe matinée d'été. Les consuls ont revêtu leurs robes de velours et chaperons assortis. Ils sont trois, assistés de deux conseillers politique dont est Ambroise Reynes. On explique la situation et il est fait part de la demande du sieur Peyrottes : 300 livres à payer dans les trois ou quatre jours. La discussion va son train, d'autant que les consuls en profitent pour réclamer de l'argent en sus afin de faire face à divers besoins de la communauté. Toute cette discussion a lieu en présence du baille de Brenas, Louis Soulairol, qui représente le seigneur de Malavieille. Un accord est trouvé. On lèvera 500 livres de taille, 300 pour de Peyrottes et le reste pour la communauté. Maître Forest, le notaire de Salasc, consigne la délibération dans ses registres et chacun retourne chez soi, sans se douter le moins du monde que tous sont devenus rebelles au roi et surtout au cardinal !
Le premier septembre, à Castelnaudary, les dix mille hommes de Montmorency sont face à face avec les troupes royales de Schomberg. Celles-ci ne comptent que trois mille cavaliers et mille cinq cents mousquetaires à cheval. Le manque de sang-froid va provoquer la perte des rebelles. Montmorency est blessé, ses troupes se débandent. Gaston, réfugié aux alentours de Narbonne, entame des négociations avec Louis XIII qui se termineront par le traité de Béziers du 29 septembre. Le 30 octobre, le duc de Montmorency sera décapité dans la cour du Capitole à Toulouse.
A Lodève, c'est l'effroi. Plantavit de la Pauze s'exile en Avignon, fuyant les foudres du cardinal-ministre. Les députés de la ville, venus à Montpellier faire leur soumission sont éconduits par Richelieu et ne peuvent accéder au Roi. La cité est mise en état de siège et occupée par quatre compagnies de chevaux-légers du régiment du marquis de Polignac. Clermont est également occupé. Ce qui reste des troupes de Monsieur monte vers le nord.
Le 18 septembre, une nouvelle Assemblée Générale se réunit à Lauzières. Il est demandé contribution pour aider les consuls de Lunas à payer le logement de la cavalerie du sieur de Chabimat estant de la suitte de Monsieur frère du Roy nostre sire, ainsi que la garnison du château de Clermont et le logement du sieur Razigade, prévost du diocèse de Lodève. En tout, quatre cents livres, qui seront trouvées en instituant une livre de taille au sol sur tous les contribuables. La guerre des grands revenait bien chère aux paysans !
On taille, on gruge, on pille le laboureur des champs. Mais sait bien qu'il fait vivre soldat, prince et marchand. Il donne froment et seigle qu'il moissonne, De Dieu il espère ainsi gagner son Paradis. [10]
Pradels
Ambroise meurt vers 1636. Ses deux fils, Jean et Pierre lui succèdent, Jean à Lauzières et Pierre au masage de Pradels. La propriété est en partie partagée tandis que le restant est conservé en indivision par les deux frères.
Perchée à 447 mètres d'altitude, la grande ferme de Pradels, au terroir de Malavieille, jouit au nord des gras pâturages nourris par la terre noire des éruptions volcaniques. Au sud, le domaine descend à travers la ruffe jusqu'au Lignous et la chapelle Saint-Fulcran. Mentionné pour la première fois aux environs de l'an Mil dans le cartulaire de Gellone, villa que vocant Pradellos, son nom viendrait de l'occitan « prat », c'est à dire pré : pradel veut dire « petit pré » . [11]
C'est au XVIIe siècle un hameau où vivent trois familles. Les cultures, l'élevage et plus tard le charbon de bois de chêne blanc en constituent les ressources essentielles. Pierre y possède, outre sa maison, une étable attenante, une jasse (bergerie), un four et le fournil. L'exploitation est composée de bois de chênes à la Boutine, d'une vigne au Colombier, de prés et champs à Campbalcour, à l'Aire, au Champ du Baille, au Mourral et à la Beaume.
Dès 1638 Pierre est consul de Malavieille. L'année suivante, on le retrouve au conseil politique où il traite d'un problème de bien vaquant que la communauté a décidé d'arrenter. Déguerpir en abandonnant tous ses biens n'était pas chose rare alors, pour qui était endetté et acculé à la misère. Cette même année 1639, Jean règle l'affaire de la rente des droits seigneuriaux que possédait Ambroise.
En 1643, les deux frères vendent des terres à La Prade et à La Fons pour 173 livres. Pierre est encore consul en 1645.
On a déjà vu comment l'assemblée générale de la communauté avait pouvoir de fixer le montant de certaines tailles. Dans chaque diocèse, l'évêque, quelques seigneurs et les délégués des communautés se réunissaient en une assemblée générale appelée Assiette, qui reflétait tant bien que mal les voeux des populations et fixait le montant des impositions. Ce système assujettissait le pouvoir royal aux desiderata des provinces et tenait en échec toute velleité par trop centralisatrice. Richelieu tentera de le briser, mais en vain, en nommant des fonctionnaires royaux. Mais c'est Louis XIV qui parviendra à imposer tout le poids de l'Etat grâce à l'Intendant, véritable vice-roi dans la province et maître absolu.
Le 3 août 1648, nous trouvons Pierre en train d'acheter un âne à poil gris de cinq ans, avec bast et cordage à Marguerite Farande, de Salasc. L'affaire fut conclue pour 28 livres. Le mulet était alors le seul moyen de locomotion possible pour les charrois, le cheval étant considéré comme un luxe réservé aux nobles. Il servait aussi bien à porter le blé au marché de Clermont qu'à transporter le fumier dans les champs. Comme toute vie agricole d'alors, celle de Pradels était rythmée par les saisons et tributaire d'une agriculture fondée sur la force humaine et animale. Avant les semailles d'automne, pas moins de huit à neuf labours sont nécessaires pour assouplir le sol. Travail épuisant tant pour les hommes que pour les attelages. Il faut ensuite fumer avant de passer la herse. Grosse corvée ! Une centaine de voitures nécessitent une bonne semaine de portage. Dès avril, ce sont les labours de la jachère, puis en juillet, les moissons : faucher, porter le grain sur l'aire, le dépiquer. Et pendant ce temps, assurer la fabrication du fromage, la garde des troupeaux, le nettoyage des fossés, l'entretien des murailles, déraciner les herbes, rentrer le bois pour l'hiver, etc....
Depuis l'Antiquité, les conditions du travail paysan n'ont guère changé. La vie est plutôt une survie et un labeur continuel. Au peu de rentabilité des cultures, il faut encore ajouter le poids des impositions de toutes natures, tailles, lods, dîmes, péages divers, qui augmentent bien plus vite que le prix des denrées et vient grever lourdement le budget familial. Qui peut s'étonner, dans ces conditions, des perpétuels litiges avec les seigneurs ou les curés, toujours en peine de se faire payer ! Le curé de Mérifons, pauvre paroisse d'une trentaine de communiants, n'a pas même les moyens d'entretenir son église. En 1659, elle n'a plus ni toiture ni clocher. Son presbytère étant ruiné, il loge à Octon. Point de fonds baptismaux, les baptêmes se déroulent à Octon. Et pour comble, le vicaire du Puech a fait saisir à son profit le plus clair de ses revenus ! En 1724, le curé de Campillergues est contraint de mener une enquête au sujet de la dîme des agneaux que ses paroissiens, tout simplement, lui refusent.
Remarquons avec Emmanuel Leroy-Ladurie, [12] que l'époque qui nous occupe voit à la fois un prélèvement accru sur la terre grâce à la remontée des dîmes et le doublement du poids des tailles entre 1600 et 1650. Cette révolution fiscale appauvrit le paysan et introduit de fortes tensions dans le concert social. A l'inverse, elle enrichit certaines couches sociales, comme les Fleury à Lodève, petits marchands et fermiers des dîmes, dont le descendant, Hercule de Fleury, sera précepteur de Louis XV et Premier Ministre.
C'est en 1653 que Pierre se marie, sans doute s'agit-il d'un second mariage après veuvage. Sa jeune femme, Brigitte Soulairol, n'a que 20 ans à peine. Nous le retrouvons encore en 1665. Il est Indicateur au nouveau compoix. Son rôle consiste à conduire et éclairer le consul François Vailhé, chargé, par la Cour des Aides de Montpellier, de la confection de ce nouveau relevé cadastral.
Pierre meurt le 3 avril 1682, bientôt suivi, le 7 mai, par sa femme Brigitte. Peut-on supposer que tous les deux sont morts, victimes d'une quelconque maladie, comme la variole, qui figure en bonne place dans ce bouquet de fleurs vénéneuses, infections diverses qui prolifèrent sur la pauvreté des hommes, aux années de baisse du revenu global (1680-1720) ? [13] Les hommes sous-alimentés, peu résistants aux germes pathogènes, sont des bons vecteurs de contagions. Tel individu, descendu de son Rouergue natal et qui mendie dans la région propage avec lui l'épidémie. Notons simplement que le fléau variolique succède alors à la peste qui ne sévit plus dans nos régions depuis 1652.
Antoine a environ 28 ans lorsqu’il succède à son père. La vie, en cette fin du XVIIe siècle est plutôt difficile. Le régime de Louis XIV s'enlise de plus en plus dans des guerres interminables. Corollaire inévitable, l'impôt pèse de plus en plus lourd. Les assemblées de villages ne peuvent plus engager de dépenses importantes sans l'accord de l'Intendant. Ce dernier, Nicolas de Lamoignon de Basville, arrive en Languedoc le 8 septembre 1685. Sa première mission est de faire respecter la Révocation de l’Édit de Nantes, au moyen des terribles dragonnades. L'agriculture est en déclin. Faute d'argent et donc de fumier, les paysans ne peuvent donner aux terres ni l'engrais, ni les travaux nécessaires. Le revenu s'affaiblit inexorablement, les villages sont endettés. Comble de malheur, la sécheresse grille les moissons pendant six années consécutives : 1680, 1682, 1683, 1684, 1685 et 1686. Le « grand règne » est pour le paysan un triste règne. En 1682, l'année où Louis XIV s'installe définitivement à Versailles, Antoine est seul pour élever ses six frères et sœurs dont le plus jeune n'a pas quatre ans !
Le 18 octobre 1683, il épouse Anne Aussel, du mas Delon. La cérémonie a lieu en présence de noble Jean-Gaspard de Lauzières, co-seigneur de Soubès. Ce personnage habitait Clermont ou Octon, la seigneurie de Lauzières ayant été vendue en 1652. Mais les liens avaient été si étroits entre les deux familles, chacune à son rang, que Jean-Gaspard se considérait encore comme le protecteur naturel de ses anciens fermiers.
Antoine et Anne auront six enfants, dont Ambroise qui continuera la lignée de Pradels et Antoine que nous verrons s'installer à Campillergues.
Sept générations de Reynes se succéderont à Pradels jusqu'à l'aube du XXe siècle et la place du patriarche de Pradels sera longtemps prépondérante dans la famille. Son influence sera des plus importantes pendant les années difficiles qui coïncideront avec celles de la Révolution Française.
Campillergues
Antoine le second, né en 1686, épouse Marguerite Poncet, de Fontès, en 1716. Son frère aîné, Ambroise, devant logiquement succéder à son père, il est contraint d'abandonner le toit paternel afin de fonder à son tour sa propre lignée. C'est ainsi que le jeune couple s'installe d'abord à Fontès, au domicile de Jean, père de Marguerite. Celui-ci est menuisier. Déjà âgé (61 ans) et veuf, il n'a que sa fille pour l'aider à passer la vieillesse et il accueille volontiers les nouveaux époux. Il initie probablement son gendre aux secrets de son métier, mais ce dernier se sent mal à l'aise dans ce milieu, nouveau pour lui, de petits artisans et pauvres brassiers viticulteurs. Il y restera pourtant neuf ans, au bout desquelles, grâce à la vente des biens de son beau-père, il put s'acheter quelques terres à Campillergues, près de Brenas, où l'attendait déjà un petit héritage. Nous sommes donc en 1725 lorsqu'Antoine retrouve le cul des brebis et installe sa famille dans ce petit hameau du haut-Salagou.
Campillergues, l'ancienne villa Cambia des romains, avait peut-être appartenu à ce Quintus Cambius Cyrias, dont la stèle funéraire fut retrouvée à Nîmes. Perché à mi-pente du Mont Caussil (522m), le village surplombe la vallée du Salagou. Il est dominé au sud-est par le roc basaltique de Malavieille, couronné par les ruines lugubres du Castellas, le vieux château noir d'un frère de Saint-Fulcran dit-on. En 533, les troupes de Théodebert Ier, fils du roi de Metz Théodoric, passèrent par là pour aller assiéger la citadelle de Cabrières et dévalèrent donc les chemins pentus qu'empruntera notre ancêtre, douze siècles plus tard, pour y promener son troupeau.
Malgré ses deux églises (St-Euzébi et St-Jacques), le village et prieuré de Campillergues est plutôt un hameau dont les ruelles recouvertes de crottes témoignent d'une activité pastorale intense. Ici le mouton est roi. Tout lui est dû, et la vie s'organise autour de ses besoins. Le châtaignier n'est pas encore triomphant comme il l'est aujourd'hui. Le Ségala, Moure Pailhos, le travers de Reboul sont alors d'immenses pacages où les troupeaux viennent se restaurer. Les cultures, les vignes, croissent, comme aujourd'hui, tout au long du Salagou, à La Prade et Villelongue.
La vie y est rude et les habitants pauvres. En témoignent les plaintes du prieur qui ne parvient pas à faire rentrer la dîme des agneaux et demande, en 1724, à être réduit à la portion congrue, supérieure aux revenus décimaux.
Pour survivre et élever sa nombreuse famille, Antoine sera contraint de louer ou acheter des terres nouvelles, ce que devra faire également son fils Pierre, sans parvenir pourtant à maîtriser ses investissements et à constituer une exploitation rentable. C'est ce qui provoquera l'écroulement du siècle suivant.
A la mort d'Antoine (1742), c'est sa femme Marguerite qui assume la charge de l'exploitation, soutenue par son beau-frère Ambroise. Charge épuisante, elle tombe malade en 1757 et dicte son testament. Elle désigne son fils Pierre comme héritier principal, bien qu'il ne soit pas l'aîné. Elle surmontera la maladie et vivra encore jusqu'en 1762. Entre temps, elle aura dû hypothéquer tous ses biens afin de régler ses dettes envers le neveu du prieur de Campillergues, héritier de son oncle décédé quelques années plus tôt.
Pierre qui lui succède, va, avec l'aide de son frère Etienne, s'efforcer de faire fructifier son exploitation, mais doit malheureusement combler un endettement qui se révèle catastrophique. Il ne peut se contenter de produire sur place tout ce qui est nécessaire à la subsistance. Il doit se consacrer également à des cultures ou élevages que nous appellerions aujourd'hui « spéculatifs », ne serait-ce que pour payer en espèce et non en nature des créanciers devenus exigeants. Le troc est en effet de moins en moins pratiqué en cette fin du règne de Louis XV, et les espèces sonnantes et trébuchantes de plus en plus recherchées.
Les sources de revenus de Pierre à Campillergues sont essentiellement de quatre ordres : les moutons, les céréales, la vigne, le genêt.
Les moutons
Un troupeau d'une centaine de têtes plus quelques chèvres. Un berger, parfois deux, sont nécessaires pour le surveiller. Les moutons fournissent la chair, la laine (filée par les femmes) et le lait, transformé en fromage. A cet élevage, il faut ajouter les animaux de trait, essentiellement des mules et des bœufs. Nous ne comptons pas les cochons, poules, lapins, pigeons et autres abeilles, qui peuplaient la basse-cour de toute ferme de cette époque.
Les céréales
Le bon grain, c'est surtout le blé, dans sa variété principale de l'époque, le touzelle. Mais c'est aussi le seigle et le paumelle (orge à deux rangs), qui ajoutés au blé dans la proportion d'un tiers pour chaque variété, formaient le mixture très recherché. Les rendements sont peu fameux : cinq pour un en moyenne. Une partie de ces grains est consommée sur place, l'autre est vendue au marché de Clermont.
La vigne
Sa culture est en extension continue et occupe environ 20% des surfaces utilisables. On la trouve essentiellement dans la plaine du Salagou. Les vignes sont fossoyées deux fois l'an, on met les provins en place de suite après les vendanges. On n'hésite pas non plus à faire grimper les souches autour des arbres fruitiers pour faire d'une pierre deux coups.
Le Genêt
Culture traditionnelle et fort répandue, le genêt servait à faire la toile de maison, qui tenait une place importante dans les armoires de l'époque. Chaque année, on semait le genêt sur des terres choisies et préparées à l'avance. Pendant les trois premières années, les troupeaux n'y pouvaient dé-paître.
A ces quatre cultures principales, il convient d'ajouter les légumineuses, tel le pois-chiche, ou l'olivier qui fournissait l'huile domestique. Quant aux châtaigniers, c'était une culture marginale, Pierre prenait grand soin des deux châtaigniers qu'il possédait en tout et pour tout, au coin d'un champ.
Bilan
Nous n'avons malheureusement aucune donnée pour nous permettre de chiffrer le revenu global de Pierre. Il pouvait représenter entre 400 et 600 livres au grand maximum. C'est peu, parce qu’il s'agit d'un revenu brut qui va être entamé par les salaires des ouvriers, leur nourriture, les frais domestiques, les inévitables investissements et les créances. Au total, Pierre s'endettera plus qu'il ne gagnera.
En 1763, Pierre épouse Catherine Nail, pauvre fille originaire de Seyriès et dotée d'une médiocre santé. Le premier enfant du couple mourra. En 1769 naît Catherine. Le bébé est si fragile, la mort qui rôde autour des berceaux si tenace, que le régent des écoles de Brenas, Pierre Michel, prend sur lui de l'ondoyer avant le baptême officiel. Le 30 septembre 1772, c'est la naissance du premier fils : Pierre. Il est accompagné d'une sœur jumelle que l'on prénomme Marie. L'accouchement a lieu sur la litière traditionnelle « lo palhat » située auprès du feu et couverte d'une charpie et d'un drap. Le travail est facilité par les soins de l'accoucheuse, en général une vieille femme. La joie du père est bien sûr immense en voyant ce garçon qui représente la continuité de la lignée. Mais aussi quelle inquiétude à cause de la petite Marie qui bien malencontreusement compromet la santé et le développement de son frère. La pauvre Catherine n'est même pas sûre de pouvoir allaiter normalement ses jumeaux et il faudra faire appel à une nourrice. Mais hélas, la vie n'aura pas voulu de ces deux petits êtres. Pierre meurt le 20 octobre, bientôt suivi de Marie qui s'éteint le 9 novembre. C'est toujours un drame pour les époux qui craignent une malédiction. Le mauvais sort est pourtant conjuré le 13 décembre 1773, avec la naissance d'un autre garçon à qui on s'empresse d'attribuer le prénom de Pierre.
Catherine meurt à 48 ans le 24 janvier 1784. Pierre se remarie l'année suivante avec la veuve Fleurette Vernazobre. Ils auront un fils, Jean-Pierre, qui sera distillateur à Lodève sous la Restauration. Pierre s'éteint à son tour en 1787, âgé de 60 ans seulement.
Lavalette
Pierre, le jeune, n'a que quatorze ans à la mort de son père. Il est placé sous la tutelle d'Ambroise, de Pradels. Le pauvre garçon croule sous les dettes, et dès 1788, il commence à vendre des terres. La Révolution de 1789 ne soulage apparemment pas ses maux. Il vend ou donne en fermage. Le patrimoine part en lambeau, et ce n'est pas le partage de la maison du ci-devant prieur, dont l'écurie et le pailler lui échoient, qui contribue à renflouer sensiblement ses affaires.
La Révolution supprime le prieuré de Campillergues et rattache le hameau à Brenas. Plus de curé, plus de dîmes, mais des impôts de plus en plus lourds. Pierre emprunte à tour de bras, auprès de ses voisins, de ses parents, des bourgeois des environs. Rien y fait, sa situation économique se dégrade inexorablement.
En 1798, il épouse Catherine Salles, originaire de Véreilles, près du Bousquet d'Orb. En 1806, il est contraint de céder le plus clair de ses biens en fermage. A cette époque, il possède deux mules, quinze moutons, trente et une brebis, vingt deux agneaux et huit chèvres. Pourtant, en 1810, il est de ceux qui souscrivent le plus pour le complément du traitement du curé de Brenas. Il s'engage à lui verser 9 francs chaque année.
En 1818, il est contraint de renouveler la mise en fermage de ses biens. C'est à cette époque qu'il se loue comme valet à Lavalette. En 1819, il vend pour 10 800 F de biens à son fermier. Cette somme ne suffira pas à rembourser tous les créanciers. En 1827, il échange avec Victorien Courtès, sa maison de Campillergues contre une autre à Lavalette. La page est définitivement tournée, les Reynes sont maintenant implantés pour plus d'un siècle à Lavalette.
En 1828, Pierre travaille à Mayres, l'année suivante il est aux Vallarèdes. En 1829, il cède ses biens en fermage pour son fils aîné. Pauvres biens, qui se composent en tout et pour tout d'une maison de trois pièces, d'un jardin, d'un champ, d'une vigne, d'un bois de chênes et d'un bois de châtaigniers. Il s'éteint à Lavalette le 31 août 1831 à 58 ans.
Pierre, né en 1799, qui succède à son père, épouse Sophie Durand le 8 octobre 1833. Paysans pauvres ils sont contraints de se louer dans des fermes pour subvenir à leurs besoins. Après eux c'est Jean-Pierre né en 1841 qui prend la relève. L'aisance toute relative n'arrivera que bien plus tard avec le dernier Pierre né en 1870. L'exploitation passera de deux hectares en 1855 à plus de cinquante en 1914. La vie est toujours et sans cesse rythmée par les saisons, les nécessités du travail et les fêtes religieuses ou laïques. Mais que de chemin parcouru en un peu plus d'un demi-siècle ! [14]
Francis Moreau 2015
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Notes :
[1]
J.Lemoine Toponymie du Languedoc et de la Gascogne, Picard 1975.
[2]
Minutes de Me Textoris notaire à Lodève, acte du 18 avril 1422, ADH IIE 39/3 f°5.
[3]
F.Braudel L'identité de la France, Arthaud-Flammarion 1986.
[4]
Grégoire de Tour Histoire des Francs, Paris 1975.
[5]
ADH Lauzières 1E 252; Guilhem Maurin notaire à Lodève 2E39/1 f°13 vente par Pierre Clergue d'Octon à Bertrand Raynes de Lauzières et André Michel son gendre, acte du 10 juillet 1410; Étienne Coussergues notaire Lodève, acte du 18 novembre 1459, 2E39/64 f°19; Jean Textoris (jeune) notaire Lodève, acte du 22 novembre 1462 2E39/148 f°42 (Testament de Brenguier l'aîné); Testament de Brenguier Reynes (jeune) du 8 janvier 1566, Antoine Bourguet, notaire, 2E/356, f° 13 à 16.
[6]
Y.Durand Vivre au pays au XVIIIe siècle, PUF 1984.
[7]
J.Léonard Archives du corps, Ouest-France 1986.
[8]
CTHS L'Intendance de Languedoc à la fin du XVIIe siècle, Paris 1985.
[9]
Jean de Peyrottes est décédé le 21 novembre 1675 (ADH 186 EDT 2). Son fils, également prénommé Jean, avait épousé Jeanne de Lauzières fille de François et Catherine de Hérail.
[10]
"Venez complainte entendre" Claude Roy La poésie populaire, Seghers 1967.
[11]
F.H.Hamlin Les noms de lieux du département de l'Hérault, A.Cabrol 1983.
[12]
E.Leroy Ladurie Les paysans de Languedoc, Mouton 1966.
[13]
E.Leroy Ladurie, op.cité.
[14]
Article publié dans le journal Le pont 65-66-67 des mois d'octobre, novembre et décembre 1987. Principales sources utilisées: notaires Cabassut, Lugagne, Vigné à Octon; Forest, Duguiès à Salasc; Alazar à Clermont; Alquier à Nizas..