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Francis Moreau

Présentation de travaux de recherches historiques et généalogiques

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Adalard d'Aubrac, entre mythe et réalité

 

En 1316, le dominicain Bernard Gui, futur évêque de Lodève, participe activement à la création du diocèse de Saint-Flour et au démembrement du vaste diocèse de Clermont. Il le fait en compagnie d'un autre dominicain, Bérenger de Landorre, et de Raymond de Mostuejouls, secrétaire du pape JEAN XXII et évêque du nouveau diocèse. Est-ce en mémoire de cet évènement que les hospitaliers de la Dômerie d'Aubrac élevèrent une croix à la limite des diocèses de Rodez, Mende et Saint-Flour : la Croix des trois évêques ? Selon l' interprétation commune de la Bulle papale accordée en 1216 par Innocent III (mais ce texte serait du XIVe siècle), cette croix de bornage aurait été placée là au début XIIIe siècle (le document ne parle que de "bornes"). Bernard Gui et Bérenger de Landorre auront sans doute apprécié à sa valeur l'accueil chaleureux des frères hospitaliers. Bernard Gui aura certainement écouté avec intérêt le récit de la fondation de la Dômerie. A-t-il songé à l'inclure dans le Speculum Sanctorale qu'il est en train de rédiger à cette époque, à la demande de Jean XXII et de Bérenger de Landorre ? Sa curiosité l'emmènera à relater dans son oeuvre la vie de nombreux saints inconnus ou ignorés de ses contemporains.

Bernard Gui est alors Légat du pape et s'apprête a être nommé Nonce Apostolique. Il a été Inquisiteur de Toulouse entre 1307 et 1316 et le sera encore entre 1319 et 1323. Il sera évêque de Lodève en 1324 jusqu'à sa mort en 1332. En 1318, Bernard Gui est donc envoyé en Flandre en tant que Nonce Apostolique afin de convaincre le comte de Flandre Robert de Béthune d'exécuter les clauses du traité de Paris (1316) conclu entre lui et le Régent de France, désormais devenu Roi sous le nom de Philippe V. Il succède dans cette tâche à Béranger de Landorre, et la mission sera encore un échec. Il n'empêche, cette mission ne sera pas oubliée sur son épithaphe : Sub hoc humili loco jacet frater Bernardus Guidonis ordinis fratrum prædicatorum post nomnullas per italiam, galliam et flandrium legationes apostolicas.... Ce voyage en Flandre aurait-il suffisamment impressionné notre évêque au point de l'influencer dans son historique de la Dômerie d'Aubrac ?

Raymond de Mostuejouls est un proche de Jean XXII. Evêque de Saint-Flour (1317), puis de Saint-Papoul (1319-1329), cardinal en 1327, d'abord moine de Saint-Guilhem-du-Désert, il fut abbé de Saint-Thibéry. Il mourra à Avignon en 1335, mais son corps sera transporté à Saint-Guilhem l'année suivante. Il sera retrouvé au XIXe siècle par l'abbé Vinas, serré et cousu dans un cuir de bœuf, auquel on avait donné la forme du corps, rond à la tête, plus étroit au cou, large aux épaules et se rétrécissant vers les pieds. Ce corps était ficelé dans toutes ses parties et couvert d'une couche épaisse d'aromates noirâtres, sous lesquelles étaient les vêtements en étoffe fine.

Bérenger de Landorre, un aveyronnais, fût le condisciple de Bernard Gui, puis son supérieur Provincial et enfin le Maître de l'Ordre Dominicain. Né en 1262, il mourra à Séville en 1330.

En 1318, Bérenger est nommé archevêque de Compostelle. Il s'attachera à donner un nouveau lustre au pèlerinage en instituant en 1322 la première année jubilaire. L'année suivante il obtient pour son ami l'évêché de Tuy en Galice. Bernard Gui songe-t-il, comme le pense Denise Péricard-Méa, à écrire l'histoire de la fondation de la Dômerie d'Aubrac pour remercier Bérenger de son appui ?

Bernard Gui est un historien bien informé et méticuleux. Il doit pour cela consulter les archives à sa disposition. Le cartulaire de Conques garde l'acte de donation de la Dômerie par Dom Adalard, son fondateur et premier Maître (après 1108). Mais il écoute aussi la tradition orale qui fait de celui-ci un vicomte de Flandre, Alardo Fleandrensi vici-comiti. La légende prend sa source dans le séjour effectué à Aubrac en 1170 par un véritable comte de Flandre, Philippe d'Alsace, lors de sa visite à Rocamadour et à Saint-Gilles-du-Gard. Mais Bernard Gui peut aussi manquer d'exactitude lorsqu'il ne peut choisir parmi ses sources, quitte à faire des révisions plus tard. Dans son récit, il mentionne aussi quelques sanctuaires desservis par ce véritable carrefour de pèlerinages qu'est la Dômerie d'Aubrac : Rocamadour, Saint-Jacques-de-Compostelle, Saint-Dominique d'Estrémadure (sanctuaire peu connu en France sauf des dominicains !), ainsi que Saint-Sauveur d'Oviedo et Jérusalem.

La légende ébauchée est ainsi consignée quelques siècles plus tard par l'Official de Rodez, dans une copie d'une Bulle du pape Honorius III qui confirme une autre Bulle du pape Innocent III (1216). Dans ce vidimus, Dom Etienne II est censé raconter les origines de la Dômerie.

De nombreux historiens, à la suite de Bernard Gui, voudront voir en Adalard un vicomte de Flandre, de la lignée des Baudoin, sans en apporter l'ombre d'une preuve. C'est Victor Advielle, alors sous-chef à la préfecture de Rodez, qui lors d'une communication à la Société des Lettres, Science et Arts de l'Aveyron du 5 aout 1866, exclura formellement tout lien entre Adalard et un quelconque comte ou vicomte de Flandre. La légende bifurquera alors, grâce encore à Victor Advielle, en transformant Adalard en un seigneur d'Eynes (1894). La confusion est évidente, là encore, avec Alard d'Esnes (1007-1105) dont les descendants s'uniront avec les de Landas, seigneurs d'Eynes.

Malheureusement, le texte original (1324) de la légende (pieuse) est à jamais perdu et ne nous est connu que par une copie du XVIIe siècle déposée aux archives de l'Aveyron (G 406/9 et 11).

Nommé en 1324 évêque de Lodève, Bernard Gui n'aura pas eu le temps de parfaire son récit et le délaissera sans doute au profit de la vie de saint Fulcran et des tâches importantes que requiert son nouveau diocèse.

Donation de la Dômerie d'Aubrac (ap.1108)

In nomine domini Jhesu Christi. Ego Adalardus, pro salutæ animæ mæ, dono et laudo et confirmo sancto salvatori et sanctæ Fidi de Conchas illud hospitale de Alto Braco cum omnibus ad se pertinentibus, et hoc facio in presentia domni Bonefacii abbatis et monachorum in capitulo, et hoc talimodo ut post portem meam, istud hospitale cum omni honore quem ego ibi adquisivi abbas sanctæ Fidis et monachi retineant ad Dei servicium pauperum et pro remedio animæ mæ faciant quod facere debent pro monacho suo. Pro recognitione vero istius facti dono quotannis unam libram de cera ad altare sanctæ Fidis; et suscipio de manu abbatis illum mansum de Malasanna ad salvetatem sanctare Fidis ibi faciendam. S.Domni Adalardi qui hanc cartam scribere jussit S.Bonifacii abbas S.Johannis prioris S.Geraldi sacriste. Facta feria V, regnante Ludovico rege Francorum.

(Charte 498 du Cartulaire de Conques, Picard 1879).

La légende d'Aubrac (XIV-XVIIèmes siècles)

Noscat vestra benigna paternitas, Patres et Domini, quod Dominus noster Jesu Christus obviam venit appararuit cuidam servo deo redeunti de peregrinatione Beati Jacobi, scilicet Alardo Fleandrensi vici-comiti, et ostendens illi in publico itinere locum nemorosum ac tenebrosum et quamdam speluncam latronum, ubi multa peregrinorum capita olim transactia temporibus multis a latronibus violenter truncata fuerant et ibi inventa fuerant a viginti usque triginta. Tunc propterea Dei Filius, redemptor mundi, salvator omnium, vocavit filium suum sibi electum prænominatum Alardum, virum humilem, justum, fidelem et honestum, et nuntiavit ei præcipiendo ædificare illi ecclesiam et hospitale in Christi nomine et beatæ Dei genitris Mariæ, pro multorum salute communi et utilitate, et statim evanuit ab oculis ejus. Cum ipse vero hæc audiens, repletus fuit Spiritu Sancto et illuminatus, et fuit obediens crediditque verbo Domini et tacito ore votum vovit, servavit quæ audierat conferens in corde suo, complendo viam suam triginta militibus suis usque in patriam suam. Completa autem peregrinatione, relictis militibus et cunctis parentibus et amicis cum propriis possessionibus suis, ad locum prænuntiatum gavisus rediit, et habitans ibi incipere cupiens quod Deus præceperat ei.

Scientes, Carissimi, quod habitatio illa erat locus horroris et vastæ solitudinis, terribilis, silvestris, tenebrosus et inhabitabilis, ubi cibus nullus vel aliive fructus ad usum hominis prope locum a duobus leucis vel tribus nunquam crescere potuit; et ibi sunt definitiones, admissiones et bornæ et publicæ stratæ de tribus episcopalibus Ruthenensis, Mimiathensis, Claromontis, quæ appellantur Albrac.

Ille quidem Beatissimus Dei servus Alardus incipit ibi ædificare ecclesiam et hospitale in honorem J. Ch. ac B. et gloriosæ Mariæ semper Virginis ad recipiendos, recolligendos, et recreandos pauperes et infirmes, cæcos, debiles, claudes, surdes et mutos, famelicos et omnes peregrinos ibi transeuntes limina beatæ Mariæ de Roquomadur, et beati Jacobi, ac Sancti Salvatoris Obedie et Sancti Dominisqui de Stramatura et multorum aliorum sanctorum visitantes, nec non plures Sepulcrum Domini requirentes, nominatim adjicimus non tam supradictus, sed etiam alios seculares mixtos, bonos et malos, justos et injustos ibi loco illo, et multis ac diversis partibus affluentes, qui in domum sancti hospitalis de Albrac benigne pro Deo recipiuntur et recepti visitantur, et a fratribus et sororibus propesse domus ineuntis, necessitatibus ac positionibus suis, honorifice et copiose serviuntur et reficiuntur cum abundantia et hilarite.

(Extrait de la Bulle donnée par le pape Innocent III à Me Etienne en 1216, à l'intérieur de laquelle le copiste a introduit le récit de la fondation d'Aubrac qui peut être daté de 1324, Doat 134, publiée par l'abbé Bousquet curé de Buzeins, dans Memoires de la Société des Lettres, Sciences et Arts de l'Aveyron, Tome cinquième 1844-1845, pages 171 à 177).

Orientation bibliographique : Innombrables sont les récits relatant la fondation d'Aubrac, mais tous reprennent la même légende. Nous ne pouvons conseiller sur ce sujet que le petit livre de Denise Péricard-Méa "Les routes de Compostelles" chez Gisserot-Histoire 2002. A voir aussi le seul travail scientifique sur "la légende de Compostelle" par Bernard Gicquel, chez Tallandier 2003. En ce qui concerne Bernard Gui, on se reportera avec profit sur "Bernard Gui et son monde" dans les Cahiers de Fanjeaux 16, chez Privat 1981. Il est à noter enfin que le cartulaire de l'abbaye de Conques mentionne les pèlerinages vers la Terre Sainte, le Tombeau des Apôtres et Rocamadour. Il n'y est jamais fait allusion à Saint-Jacques-de-Compostelle (Cartulaire de Conques par Gustave Desjardins, A.Picard (Paris), 1879).

Francis Moreau
2009

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