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Francis Moreau

Présentation de travaux de recherches historiques et généalogiques

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Les Poursaudes à Villers-le-Tilleul (Ardennes) Un château de Maître de Forges

 

Dès son origine, le domaine des Poursaudes appartenait à l'abbaye d'Élan dont il constituait une grange. La grange fut cédée, au XVIe siècle, à Nicolas d'Eslaire qui s'intitula aussitôt écuyer, seigneur des Poursaudes et de Neufmanil [1]. Le domaine passa ensuite aux Coulon, une famille de célèbres maîtres de Forges. L'un d'entre eux, Nicolas, fit probablement construire le château que l'on voit aujourd'hui pour y faire sa résidence. La ferme du domaine des Poursaudes semble avoir été avant tout polyvalente, bien que davantage consacrée à l’élevage. Sur place, on y extrayait également le fer. Les minières se présentaient sous forme de tranchées larges de 5 à 6 mètres, souvent sinueuses. Elles sont aujourd'hui recouvertes de gazon et sont encore connues sous le nom de tranches à mine. Le minerai, qui se présentait sous forme de grains noirs très petits inclus dans l'argile devait être broyé et lavé de son argile dans les patouillets [2].

Vue du château des Poursaudes
Château des Poursaudes, crédit photo marc1961be via Flickr

Il reste aux Poursaudes des bâtiments intéressants, qui forment un corps de ferme à cour carrée dans laquelle on pénétrait par une porterie. Celle-ci présente une belle tour-porche surmontée d’un pigeonnier. Face à elle, dès l’entrée dans la cour, se dresse la gentilhommière, sobre, au haut toit d’ardoise à quatre pans, les murs comme enduits de limaille de fer. Le corps de ferme, aux bâtiments très remaniés, se développe à l'est [3].

L'abbaye d'Élan

L'abbaye est fondée en 1148 ou 1154, par un abbé appelé Roger, sans doute d'origine anglaise. Profès de l’abbaye cistercienne de Loroy, (commune de Méry-ès-Bois dans le Cher), il est accompagné par douze moines et donne le nom d'Esland (terre de l'est) à la nouvelle abbaye qui se développa sur un vallon retiré, entourée d’une forêt de hêtres et arrosée par de nombreuses sources. L'abbaye d'Élan fut très tôt équipée de canaux, de digues et d'un système hydraulique (utilisé jusqu'à la fin du XIXe siècle) permettant de faire tourner les moulins à grains et d'actionner les marteaux des forges.

Une grange cistercienne

Au XIIe siècle, les cisterciens créent de véritables fermes modèles et adaptées aux terres locales: les granges cisterciennes. Il s’agit de domaines ruraux cohérents, avec bâtiments d’exploitation et d’habitation, regroupant des équipes de religieux convers spécialisés dans une ou plusieurs tâches. Pour la plupart, les granges sont situées à une journée de marche de l’abbaye. La distance qui les séparait les unes des autres était d’au moins deux lieues (une dizaine de kilomètres).

L'abbaye d'Élan a étendu son temporel en établissant plusieurs granges dont certaines sont éloignées d'une vingtaine de kilomètres du monastère, autour d’Attigny et de la vallée de l’Aisne: la grange de Forest, les fermes du Pressoir (probable ancien cellier), de Beaumont (Vaux-Champagne), ainsi que deux granges exploitées au finage de Terron-sur-Aisne (Champeaux et Montjoly). Les autres granges, au sud du massif forestier d’Élan, ne sont pas éloignées du monastère de plus de cinq kilomètres: les granges de Thièves (Singly), des Quatre-Vents et des Poursaudes (Villers-le-Tilleul). Vers le nord, la Meuse paraît avoir été un objectif en soi, profitant des prairies et des droits de pêche obtenus. Un important moulin existait à Flize. Ainsi, avec les Censes d’Élan jouxtant le monastère en aval, l’abbaye disposait a priori de 6 ou 7 granges et d’un cellier-domus, pour autant qu’elles aient toutes été constituées au Moyen-Âge. Le minerai de fer présent localement a été exploité tôt dans les forges qui étaient situées en aval sur le ruisseau. Celui-ci faisait aussi tourner le moulin Saint-Roger en amont, par le déversoir de l’étang. À la suite de diverses donations dans les environs, Élan a établi quelques fermes ou censes à Étrépigny ou à Vrigne-Meuse. Aucune spécialisation en dehors de la métallurgie ne ressort de ce temporel, chaque domaine étant vraisemblablement polyvalent, mais l’élevage a dû dominer les activités en raison de l’importance des surfaces forestières et des fonds de vallées humides (Meuse, Aisne, Bar, marais du Porcien) où l’abbaye a reçu des droits de pâturages dès sa fondation [4].

Les forges

C’est au clergé et aux seigneurs que l’on doit la création, au Moyen Age, de la plupart des forges de la région. Propriétaires terriens, ils jouissaient de l’usage des cours d’eau, des forêts, des terres et des richesses minières du sous-sol, c’est à dire des trois éléments indispensables à l’activité métallurgique.

Le moulin hydraulique, avec son application le martinet, se diffuse pendant toute la période médiévale; les monastères et les seigneurs investissent massivement dans ce type d’équipement. L’utilisation de l’énergie hydraulique, plutôt qu’animale ou humaine, permet en effet une productivité sans comparaison avec celle disponible sous l’Antiquité.

Dès le XIIe des forges actionnées à l’énergie hydraulique démultiplient la capacité de production des forgerons: l’utilisation de marteaux pilons permet de travailler des pièces plus imposantes et plus rapidement. L’insufflation d’air sous pression permet d’obtenir des aciers de meilleure qualité (en élevant la température à plus de 1 200 °C à l’intérieur des fours). Dès 1168 les moines de Clairvaux (Aube) vendent du fer. Cette industrie sidérurgique étant très gourmande en bois, la forêt autour des abbayes avait une importance primordiale pour elles (forêt d'Élan).

Les Coulon maîtres de forges

Raulin COULON était maître de forges et fermier des religieux d'Élan, propriétaires d'un fourneau et forge établis en dessous de l'abbaye. Il loua au comte de Grandpré les forge et fourneau de Boutancourt, exploités autrefois par son père, ainsi que le fourneau de Vendresse, appartenant au duc de Mazarin. Son épouse, Jeanne GALOPIN, était elle-même issue d'une grande famille de maîtres de forges d' Haraucourt. Guillaume Goffin, prédécesseur de Galopin à Haraucourt, avait fourni en 1600 et 1601, l'énorme quantité de quarante cinq mille boulets pour l'armée royale réorganisée par Sully. Raulin Coulon devait décéder au château des Poursaudes le 16 février 1684 [5].

Nicolas COULON, son frère, seigneur de Jonval, La Poursaude et La Folie, racheta en 1650 la forge de Nouzon aux créanciers de Robillard, maître de forge en faillite, et la fit exploiter par Raulin, tandis que lui même achète en 1651 la seigneurie de la Folie en Baâlons. Il prend également à bail le moulin d'Attigny appartenant au prieuré de Jonval, contre une redevance de 30 livres à payer au prieur et à ses successeurs [6]. Les fourneaux et forges nécessitant des quantités énormes de bois, il prend la même année le domaine et coupe ordinaire des bois du comté de Rozoy et marquisat de Montcornet pour neuf années, moyennant quarante quatre mille livres par année en temps de guerre, et cinquante trois mille livres en temps de paix. Ce bail considérable lui permet de contrôler et bénéficier de tous les bois appartenant à Charles II de Gonzague, bail renouvelé en 1670, année où il devint receveur général du Duché. Il avait épousé Jeanne RICHELET (décédée le 20 août 1682 au château des Poursaudes [7]). Nicolas Coulon décéda également au château des Poursaudes, le 30 janvier 1687, et fut inhumé auprès de son épouse dans la chapelle de Jonval, paroisse de Baâlons [8]. Le château est encore mentionné en 1706, lors du décès d'un fils de Nicolas Coulon, Charles Coulon, qui était capitaine d'un régiment de cavalerie [9]. Au XVIIe siècle, outre le propriétaire, au moins trois familles vivaient aux Poursaudes: celle de Jean Marchand qui y était domestique, celle de Jean Moutarde qui était laboureur et celle de Jean Lambaux, fondeur de fer.

Les Coulon se spécialisèrent dans la fourniture des tuyaux de fonte pour le parc de Versailles. En 1665 Louis XIV entreprend la reconstruction de Versailles et surtout la création d'un parc grandiose, décoré de multiples fontaines et bassins. Les tuyaux de fonte s'imposent par leur moindre coût et leur résistance aux fortes pressions. Ils commencent la livraison des tuyaux en 1672. Gérard Coulon, un cousin de Nicolas, est lui-même l'inventeur des tuyaux de fer (à la place de la fonte) pour la conduite des eaux. Il ira jusqu'à faire creuser un pertuis, en détournant le cours de la Sormonne, pour faire passer en bateaux les tuyaux qu'il doit fournir à Versailles et autres maisons royales. Commissaire ordinaire de l'artillerie de France, Gérard Coulon fournit également des bombes et des carcasses pour l'armée. Il possède à lui seul les forges et fourneaux de Linchamps, Serizières, Signy-l'Abbaye et Monthermé [10].

Domaine agricole

Château et domaine auraient été acquis en 1791, pour trente mille livres, par André Joseph Collot, ancien subdélégué à l'Intendance de Champagne au Parlement de Mézières. Cet ancien Trésorier de l'extraordinaire des Guerres était en même temps épris d'agronomie. Il accentua la vocation agricole du domaine en y favorisant les cultures céréalières et fruitières tout en privilégiant l'élevage bovins et équins. André Joseph Collot avait rédigé un opuscule sur l'économie rurale, publié en 1784 [11]. Malheureusement, il devait mourir subitement le 9 septembre 1797 [12] sans avoir pu exploiter ses terres selon la totalité de ses principes. André Joseph ne résidait pas habituellement aux Poursaudes qu'il avait confié à son fermier Jean Blanche-Manche.

Son successeur, Antoine Taillefer, lui aussi Trésorier des guerres et Subdélégué de l'Intendance en Champagne, continua l’œuvre de son prédécesseur en favorisant la culture du froment, de l'orge, du seigle, de l'avoine et du trèfle (pour les pâturages). Il installa un pressoir pour les oléagineux: cameline, chènevis, œillette, moutardes, navette, colza, choux-rave, arachide et julienne. Homme de lettres et d'esprit, il est l'auteur d'un ouvrage sur l'esprit et le caractère des littérateurs français. Antoine Taillefer fut maire de Villers-le-Tilleul entre 1808 et 1824 [13].

Le domaine appartint ensuite au maire de Vaux-Montreuil, Antoine Marie Michaux [14]. Il couvrait 175 hectares et possédait un équipement moderne et diversifié: batteuse mécanique, pressoir à cidre, huilerie, distillerie, forge de maréchal, four à chaux, marnière, etc. Par la suite les familles Paris et Labbé [15]se consacreront au développement moderne du domaine et à la reconstitution agricole du département des Ardennes.

Les fermes des crêtes préardennaises sont le fruit d'une évolution perpétuelle, vieille souvent de plusieurs siècles. Toutefois, certains monuments demeurent et laissent une marque indélébile dans le temps. C'est le cas des Poursaudes dont le vieux château, certain l'appelleront manoir ou gentilhommière, perpétue le souvenir de ces maîtres de forges qui ont fait la richesse du pays. Aujourd'hui encore, les forêts et le bocage occupent une partie de ce territoire. Si les activités minières ont disparues, les activités agricoles en revanche sont variées: grandes cultures, polyculture-élevage, vergers. Signe des temps nouveaux, après avoir été le siège d'une activité équestre, le domaine des Poursaudes prête désormais son cadre verdoyant aux amateurs de golf.

Francis Moreau
2021

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Notes :


[1] Nicolas d'Eslaire avait épousé Catherine Desprez de Barchon, Inventaire sommaire des Archives Départementales des Ardennes antérieure à 1790, 1890, page 263: aveu rendu par Catherine Des Prez de Barchon, dame de Neufmanil, veuve de Nicolas d'Eslaire, en son vivant écuyer, seigneur des Poursaudes et de Neufmanil, capitaine et gouverneur de Warcq, à la princesse et duchesse d'Aerschot et de Croy (23 janvier 1605). Il s'agit d'Anne-Isabelle de Croÿ (1564-1635), princesse de Chimay (La seigneurie de Neufmanil était mouvante du comté de Chimay).
[2] laverie de mine, voir Henri Manceau "Gens et Métiers d'Autrefois", éd. Terres Ardennaises, 1986: "Mineurs et Laveurs de Mine" page 69. Voir aussi le Bulletin des Services de la carte géologique de la France et des Topographies souterraines, 1941, page 157.
[3] Christophe Wissenberg, Inventaire Général Région Grand Est, Portail du Patrimoine Culturel, Site Champagne-Ardenne, Dossier IA08002521 réalisé en 2015. Lire en ligne Voir aussi Michelet "Le Moyen Age" dans le livre III "Tableau de la France": "Ce sombre pays des Ardennes ne se rattache pas naturellement à la Champagne.(....) La craie à disparu; le rouge mat des tuiles fait place au sombre éclat de l'ardoise; les maisons s'enduisent de limaille de fer".
[4] Christophe Wissenberg, op.cité, Dossier IA08002518 réalisé en 2014.Lire en ligne .
[5] AD Ardennes, registres BMS, EDEPOT/VILLERS-LE-TILLEUL/1, f°56.
[6] Département des Ardennes, Inventaire sommaire des Archives ecclésiastiques, tome IV, Charleville 1888, série H, p.23 "Bail emphytéotique au profit de Nicolas Coulon, seigneur de Jonval, de l'emplacement d'un moulin sur la rivière d'Aisne, appartenant au Prieuré;-titres concernant la redevance de 30 livres à payer au Prieur de Jonval pour l'emplacement dudit moulin à Attigny".
[7] AD Ardennes, BMS Villers-le-Tilleul,f°54.
[8] AD Ardennes, registres BMS, EDEPOT/OMONT/E2, f°52. Nicolas Coulon et Jeanne Richelet eurent au moins 7 enfants: Charles Armand (1656-1706), Catherine (tous les deux cités dans les registres BMS de Villers-le-Tilleul en 1674, registre 1 f°13), François, Barbe Françoise, Jean-Baptiste Nicolas, Edmonde et Claude Melchior. Ce dernier (seigneur de Jonval et Corbon) épousera Angélique Hocart (fille de Jean Baptiste Hocard, Trésorier des Ponts et Chaussées de France). Ils auront deux filles nées aux Poursaudes: Jeanne Marie, le 8 décembre 1680 et Jeanne le 27 décembre 1681 (registre BMS de Villers-le-Tilleul f° 23 et 25).
[9] AD Ardennes, registres BMS, EDEPOT/VILLERS-LE-TILLEUL/2, f°133, 3 novembre 1706.
[10] Maurice de Bénazé "Les Coulon, Maîtres de Forges à la Grange au Bois (Ardennes)", Juillet 1997 Lire en ligne . Voir aussi "Mémoire relatif au pertuis que prétend établir M.Coulon, pour faire passer en bateaux, les tuyaux qu'il doit fournir à Versailles" (Département des Ardennes, Inv.sommaire des Archives ecclésiastiques, tome IV, Charleville 1888, série H, page 13).
[11] Christophe Wissenberg, op.cité, Dossier IA08002521 réalisé en 2015. Abbé Boulliot, Biographie Ardennaise, tome premier, Paris, 1830, page 267. André Joseph Collot est l'auteur des "Entretiens d'un seigneur avec son fermier; Particulièrement utiles pour les communautés de la subdélégation de Mézières, et relatifs au climat, à la nature des terres, et aux abus qu'on remarque dans le pays", Charleville, Raucourt, 1784. Il était aussi le frère de l'encyclopédiste Jean François Henri Collot (1716-1802).
[12] AD Ardennes, BMS Charleville 2E105 127 f°38 (acte du 23 fructidor an V).
[13] Nouveau Cours Complet d'Agriculture Théorique et Pratique, tome 8, lettres HAB-KOET, Déterville éd., Paris MDCCCXXII, page 447. Mémoires de la Société Nationale d'Agriculture Sciences et Arts du Département du Nord, tome X, Douai, 1905-1906, page 286. Antoine Taillefer est l'auteur du "Tableau Historique de l'esprit françois, depuis la renaissance des lettres jusqu'en 1785, ou Recueil de Traits d'esprit, de bons mots et d'anecdotes littéraires", éd. Nyon, Paris, 1785. Il était né à Brive-la-Gaillarde (Corrèze) le 6 avril 1755.
[14] Journal "LA PRESSE", samedi 31 juillet 1847. Antoine Marie Michaux, né en 1795 à Rethel, notaire à Vaux-Montreuil, maire et conseiller d'arrondissement (1833-1842), il avait épousé à Reims en 1819, Caroline Catherine Clicquot (1795-1868).
[15] Henri Ernest PARIS avait succédé à Antoine Marie Michaux. Sa fille, Marie Félicité, devait épouser Pol-Auguste LABBÉ, né en 1855 à Rumigny, plus tard Commandeur du Mérite Agricole (1912) et chevalier de la Légion d'Honneur (1922). Leur fils, Pol César Ernest LABBÉ (1882-1942), vétérinaire et ingénieur agronome, fut Conseiller Général du canton d'Omont puis Sénateur (1938) jusqu'à son décès en 1942.