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Francis Moreau

Présentation de travaux de recherches historiques et généalogiques

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Sobriquets collectifs en lodévois

 

C'est en 1876 que le millavois Léopold Constans publie dans la très sérieuse Revue des Langues Romanes un curieux recueil de sobriquets languedociens [1].

Il s'agit d'une longue série de sobriquets qui concernent principalement les communes de la région de Lodève. L'auteur de ce recueil oral n'est pas encore entièrement connu de L. Constans qui l'appelle Delfau (il ignore son prénom), mentionne son lieu de naissance (Soubès dans l'Hérault) et précise sa qualité : jardinier à Millau. Il rajoute : il est mort depuis peu d'années .

Quelques recherches à Soubès (Hérault) et à Millau (Aveyron) nous ont permis de trouver les traces de ce quasi inconnu et d'éclairer son œuvre à la lumière d'une vie laborieuse et humble, mais surtout d'une jeunesse dans le lodévois à la fin de l'Ancien Régime.

Jacques Delfau

Jacques Delfau (ou Delfaud) est né à Soubès le 7 mars 1782. Son père était jardinier et issu d'une famille installée depuis longtemps dans ce lieu. Il passe son enfance et sa jeunesse dans le lodévois où il s'imprègne des traditions locales à peine bouleversées par la Révolution Française (1789-1799). Le 27 novembre 1807 il se marie avec une millavoise (Catherine Cambourieu). Le couple restera à Soubès au moins jusqu'en 1813, année de naissance de leur troisième enfant. La famille est plutôt traditionaliste et même royaliste. En mars 1815, le neveu et filleul de Jacques Delfau, lui aussi prénommé Jacques, s'engage dans la Garde Nationale de Soubès pour marcher à la défense de notre bon et légitime Roy Louis le désiré menacé par le tiran et despote Bonaparte.... [2] Mais à cette époque, le jeune Delfau n'avait que... 12 ans !

Après 1813, Jacques Delfau s'installe à Millau près de sa belle-famille. Il y continuera sa carrière de jardinier. Devenu veuf, il s'éteindra le 22 avril 1867 à l'Hospice de Millau.

Jacques Delfau n'est pas un illettré. Il signe d'ailleurs fort bien son acte de mariage. Son métier de jardinier l'amène, à Soubès comme à Millau, à de fréquents déplacements dans les villages alentours pour y exercer son métier. Il sera donc conduit à connaître les traditions et les dictons de chaque village où il s'arrête.

A la fin de sa vie, sans doute cantonné dans quelques jardins millavois, en échange d'un verre de vin il acceptait volontiers de réciter une liste de sobriquets qu'il était seul à connaître par coeur.

L'épître du Languedoc

L'épître du Languedoc est un récitatif psalmodié sur le ton de l'épître dans la messe traditionnelle de rit romain. C'est un procédé mnémotechnique efficace et relativement courant dans une société et une époque qui privilégient nettement l'expression orale. Tout l'artifice du procédé consiste à choisir un nom de village avec une terminaison féminine à la fin de chaque tercet ou quatrain. La voix s'appuyant alors sur la pénultième marque ainsi la fin de la phrase, comme cela se fait en récitant l'épître ou les litanies latines.

La localisation des sobriquets dans le territoire de l'ancien diocèse de Lodève (à quelques exceptions près) démontre assez que Jacques Delfau s'est imprégné de cette récitation durant son enfance et sa jeunesse, en tout cas avant son départ pour la région de Millau qui n'est pas concernée par cette liste. On peut donc les dater au plus tard de la fin du XVIIIe siècle et du Ier Empire. Il n'est pas exclu tout à fait qu'il ait pu lui-même en inventer. Ce ne sont sans doute pas la majorité. En tout cas leur interprétation est à scruter à la lumière de cette époque, ce qui éloigne parfois des interprétations trop évidemment modernes.

J'ai adopté ici la graphie de L. Constans et modifié les explications historiques qu'il apporte, en fonction de la personnalité de l'auteur.

Epitro del Lengodoc

Lectio epistolæ :

Nostro cabro n'a qu'un pè omai l'o dorré

Notre chèvre n'a qu'un pied et même elle l'a derrière

Lous pindoulins de Poujols

Les suspendus ... de l'adjectif latin pendulus. Charles Gros, cité par Claude Seignolle [3], attribue par erreur le sobriquet pindoulous aux habitants de Pouzols et le traduit par déguenillés mot qui correspond à l'adjectif latin pannosus, a um. Le village de Poujols est édifié sur un terrain en pente et semble ainsi suspendu au plateau qui le domine.

Lous sauto-rocs de Pegueirolos

Les saute-rochers. L'expression se distingue nettement des escaladaïres (les grimpeurs) de Charles Gros, d'emploi plus récent et qui fait allusion aux degrés de l'Escalette. De nombreuses falaises parsèment la commune, ainsi que les cascades de la Lergue.

Lous negats de Sent-Felis

Les noyés. Il s'agit ici d'une allusion à un accident près de Saint-Félix-de-L'Héras, soit près des sources de la Lergue, soit dans les gorges et le ruisseau du Mas Audran.

Lous fats de los Ribos

Les toqués des Rives, une vengeance d'auteur ?

Lous tusto-baissels del Cailà

Les frappes-cuves. Il n'y a pas de vigne au Caylar, les cuves sont vides et sonnent creux.

Lous pesco-luno de Lunel

Les pêche-lune. On connaît la légende du Pescalune, allusion aux pêcheurs d'anguilles qui opéraient lors des nuits sans lune.

Lous couiouns de la Baraco

Les imbéciles de la Baraque de Brals sur les hauteurs de Lodève, allez savoir pourquoi ?

Lous boulurs del Cros

Les voleurs du Cros. Allusion à quelques vols sans doute.

Lous bancoroutiés de Montpeirous

Les banqueroutiers de Montpeyroux. Au XVIIIe siècle les marchands voituriers et les négociants de Montpeyroux sont fort riches, mais les revers de fortune ne sont pas rares...

Lous inoucents d'Aniano

Allusion à la foire annuelle du village d'Aniane qui se tient le 28 décembre, jour des Saints-Innocents. Le rappel des fous du Centre de Détention est bien trop récent (1845).

Lous enfumats de Sent-Michel

Les enfumés. Serait-ce une allusion aux feux et aux fumées dans les chaumières basses ?

Lous ladres de lo Bernedo

Les ladres de la Vernède. Les habitants passaient donc pour être avaricieux !

Lous manjo-trouchos de Nabacelo

Les manges-truites de Navacelle. Allusion a la rivière la Vis.

Lous pesoulhouses de Sent-Peire

Les pouilleux de Saint-Pierre-de-la-Fage.

Lous negouciants de la Baquariè

Les négociants de la Vacquerie. Ce bourg, autrefois situé sur la voie la plus directe entre Montpellier et le Rouergue possédait un grand nombre de voituriers qui transportaient du sel, de l'huile de noix ou des denrées diverses jusqu'à Espalion, Saint-Chély d'Apcher ou Saint-Flour.

Lous fiolaires de Sent-Maurice

Les fileurs. Cardage et filage étaient des activités d'appoint très appréciées dans les campagnes, sans quoi il n'était pas toujours possible de subsister correctement pendant l'hiver.

Lous boto-cabros de Soubès

Les pousse-chèvres. Allusion aux chevriers du Soubès qui poursuivaient les chèvres sur le plateau du Larzac (XVIIIe siècle).

Lous mango-tripos de Loudebo que los manjou sous lobà e lous ases sons escourgà

Les mange-tripes qui les mangent sans les laver, et les ânes sans les écorcher. Trait de jalousie des campagnards à l'égard des habitants de Lodève qui sont considérés comme plus riches. Un dicton disait oquel qu'a pas d'argent, manjo pas de tripos.

Lous manjo-costognos de Soumoun

Les mange-châtaignes de Soumont. Il y a toujours beaucoup de châtaigniers dans le terroir de ce village.

Lous croco-prunos de Teroundels

Les croque-prunes du Thérondel.

Lous pialo-gachs de Fozieiros

Les pèle-geais de Fozières.

Lous bentres-negres de Paulhan

Les ventre-noirs. Faut-il y voir une allusion à la tenue des Pasteurs protestants (robes noires), où s'agirait-il d'une allusion à des ouvriers teinturiers en drap comme à Aulas dans le Gard ?

Lous manjo-cebos de Lezignan

Les mange-oignons.

Lous debotats de lo Pesado

Les débottés de la Pezade. Allusion au relais de poste. Les postillons retiraient leurs lourdes bottes pour se reposer.

Lous comels de Béziès

Allusion au chameau, animal totémique de la ville de Béziers, venu d'Egypte avec saint Aphrodise.

Lous cauquilhats del Mas

Les riches du Mas Audran. Allusion à ceux qui vivent grassement dans leur coquille. C'est un reproche à la famille Rouquette, qualifiée de bourgeois du Mas Audran et apparentée avec les familles de notables du lodévois.

Lous igounans de Mountagnac qu'où lou diable dins lou cap

Les huguenots de Montagnac qui ont le diable dans la tête. Allusion aux protestants du XVIIe siècle.

Per omnia sæcula sæculorum

Francis Moreau
2010

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Notes :


[1] Revue des Langues Romanes, deuxième série, tome second, tome X de la collection, Montpellier 1876, pp.15-21. Léopold Constans (1845-1916) : professeur à la faculté des lettres d'Aix-en-Provence et titulaire de la chaire de langue et de littérature provençale qu'il avait fondée en 1888.
[2] Proclamation du Maire, Mairie de Soubès.
[3] Claude Seignolle, Le folklore du Languedoc, G.P.Maisonneuve et Larose, Paris 1977. pp. 67-69.