Soubès : de la Turre de saint Fulcran au Castrum de Sobers
La Tour qui domine le village de Soubès et qui est indépendante de ce qu'on appelle « le Château », beaucoup plus récent, ne semble pas remonter au-delà du XIIe siècle. Plusieurs fois remaniée depuis sa construction, elle tient à la fois de la « tour-grenier » et de la « demeure seigneuriale », ce quelle fût successivement peut-être, mais à des époques très différentes. La tradition veut y voir la Tour élevée par saint Fulcran au centre du village, mentionnée dans son Testament de 988. Les choses ne sont pas si simples.
Villam Supertis
En 988, l'évêque de Lodève Fulcran rédige une donation qu'il est coutumier d'appeler « Testament de saint Fulcran. » Ce document est la source essentielle de la vie du saint et de l'histoire du diocèse de Lodève. Il témoigne en effet d'une évidente reprise en main dans l'organisation spirituelle et temporelle de cet évêché. C'est aussi un document de premier ordre pour l'histoire ancienne de plusieurs de nos églises et de nos villages.
C'est ainsi qu'est légué à la cathédrale Saint-Genès ... in villam quam vocant Supertis ecclesiam quae est fundata in honorem sancti Geraldi cum ipsa turre et cum ipso cincto et cum ipsis fortalitis quae modo sunt et in antea erunt. [1] Nous avons préféré ici la forme Supertis, retenue par les Bollandistes dans les Acta Sanctorum et les Bénédictins de la Gallia Christiana, à Superbis préféré par Louise Guiraud et Henri Vidal, pour des raisons de sens en liaison avec l'évolution du nom à travers les différentes chartes postérieures.
Dans sa présentation du Testament, Henri Vidal a jugé bon de retenir la forme Superbis, reprenant ainsi toutes les présentations basées sur une copie à l'usage du Chapitre Cathédral de Lodève datée de 1656. Nous préfèrerons ici écrire Supertis. Pour Aline Durand, l'idée est bien celle d'une église perchée et fortifiée, flanquée d'une tour. Il s'agirait donc d'une supériorité géographique en quelque sorte, nous verrons plus loin qu'il pourrait s'agir aussi d'une supériorité juridique.
castellum Suberius
Une charte, publiée en 1989 par deux auteurs différents, a cependant peu retenu l'attention des historiens locaux. Elle porte le numéro 31 ou 24 selon les cas et a été publiée avec l'ensemble du cartulaire de l'abbaye de Vabres en Rouergue. [2] Il s'agit d'une donation faite par Pierre Adémar, Garsinde et son mari Raymond Bérenger, de l'église de Saint-Clément et de ses dépendances. Parmi les biens de cette église, on trouve une faxa qua vocatur arundinaria, juxta Castellum Suberius. Puis des olivettes supra Castellum Suberius et juxta Castellum Suberius , ainsi que deux pièces de terre super Castellum Suberius .
Cette charte qui se termine par la mention regnante domino nostro Jesu Christo est datée par Sylvie Causse-Touratier des environs de 988, à peu près comme le Testament de Fulcran qui, lui aussi, omet de mentionner le nouveau roi Hugues Capet, considéré comme un usurpateur. Etienne Fournial quant à lui préfère la date de 1095, époque ou cette formule a pu être utilisée pendant la période ou le roi Philippe Ier a été excommunié en raison de son mariage avec Bertrade de Montfort.
L'église Saint-Clément étant sise sur le territoire de Soubès et ayant été retrouvée et restaurée récemment (1991-2009), il ne fait aucun doute que Supertis et Suberius ne font qu'un.
de Supertis à Sobers
Supertis : au-dessus de... ne se rencontre qu'une fois, dans le Testament de saint Fulcran. Nous trouvons la forme Superbis dans une charte du cartulaire de Lodève datée de 1108, mais celle ci résulte d'une transcription fautive qui rajoute une qualité morale à l'adjectif superus.
Suberius ne se rencontre lui aussi qu'une seule fois, dans la charte du cartulaire de Vabres. Ce mot est équivalent à Superius et en constitue une forme dégradée, comme on peut le constater dans un chapitre de la Lex Salica : ... Si vero corpus hoccisi hominis III. vel amplius abuerit plagas, tris quibus inculpatur, qui in eo conturbenio fuerint, si probatus aparuerit, lex superius comprehensa convenit observare. (C.guelf. tit. XLIV). [3] ... Si vero corpus occisi hominis usque ad tres vel amplius habuerit plagas, tres quibus inculpatur, qui in eum contubernium fuisse probatur, legi suberius comprehensa cogatur exsolvere. (c.mona. tit. XLII). [4]
L'adverbe super à quant à lui influencé l'occitan subre (au-dessus) qui nous a donné Subers dans le cartulaire de Gellone (1122), dans celui du Chapitre d'Agde (1159) et dans celui de l'abbaye d'Aniane (1182), pour s'épanouir en Subertio ou Subercio au XVe siècle (1451 et 1484), dans le cartulaire de Lodève et le Livre Vert. Mais il a donné également sobre pour se répandre en Sobers mentionné une première fois en 1110 dans le cartulaire de Gellone et repris une dizaine de fois ensuite dans les cartulaires de Gellone et de Lodève jusqu'en 1232. [5] Le XVIe siècle à préféré la forme Soubez ancêtre direct de notre Soubès actuel. Mais la toponymie a gardé le souvenir de sobre et de suberius dans le ruisseau du Sobrebet ou Suberbet qu'André Soutou à traduit par Suberius vetus : le vieux Soubès.
Supérieur à quoi ?
Si le castellum de Soubès est au-dessus de...., il est légitime de poser la question : au-dessus de quoi ? Deux possibilités s'ouvrent alors. Il peut s'agir d'une supériorité géographique comme nous l'avons dit tout à l'heure, mais il pourrait s'agir également d'une supériorité juridique.
Le second cas est séduisant, le castellum étant, en principe, le centre de l'Autorité Banale. La Tour ayant été édifiée par Fulcran, s'agit-il d'une supériorité seigneuriale ou vicariale mise en place pour faire pièce au pouvoir des vicomtes de Lodève ? Cela ne semble pas être le cas. L'incertitude sur la date de la charte de Vabres ne permet pas d'affirmer une quelconque supériorité judiciaire et militaire à l'époque de Fulcran. Si l'on s'en tient au Testament de 988, l'évêque ne possède qu'un véritable château (castro) : Gibret. Fozières, Soubès et Aubaigues ne sont que des « Tours », pas de quoi émouvoir les puissants vicomtes de Lodève et des Deux-Vierges. Méfions-nous aussi des interprétations tardives et souvent fautives, telle une prétendue viguerie à Nébian avancée par Plantavit de la Pauze. [6] Si l'on s'en tient à la date tardive de la charte de Vabres, le mot castellum n'apparait qu'à la fin du XIe siècle. Il serait donc apparu trop tardivement pour donner un sens juridique à une supériorité nominale qui lui serait antérieure.
Il nous reste à considérer la possibilité d'une supériorité géographique. La construction de cette Tour d'église s'inscrit-elle dans le cadre du phénomène d'incastellamento illustré par M.Bourin pour la plaine biterroise ? A reprendre les textes, cela pourrait être le cas si, comme l'ont montrées diverses pièces archéologiques, le centre de la villa antique était la vieille église Saint-Cyprien. Mais le terme même Supertis s'applique aussi au territoire de la villa, dont le centre est l'église perchée de Saint-Cyprien (monticule du cimetière actuel alors beaucoup plus étendu), et non pas spécifiquement à l'église Saint-Géraud et à ses fortifications. Ce n'est qu'après la désertion du site antique (mais pas complètement cependant, Saint-Cyprien étant toujours resté centre parroissial) que les fortifications et la Tour de Saint-Géraud prirent le nom de Suberius, c'est-à-dire celui de la villa. Ce nouvel ensemble fortifié ne parait pas avoir été construit sur un piton bien élevé. Le castellum Suberius est en effet entouré d'oliviers et jouxte une cannaie (arundinaria) qui produit des roseaux pour écrire. Ce lieu ne peut donc être qu'auprès d'un ruisseau. La toponymie pourrait désigner le ruisseau de Canet (cannetum = cannaie ) qui coule sur le flan Ouest de la montagne de Man (de l'intransitif mano : ruisseler, couler). Mais si l'on en croit les compoix du XVIIe siècle et en particulier le cahier des Biens Nobles du diocèse, Suberius ne peut être que le Castel-Vieil à Coutelle, (cote IGN 305). L'absence d'études archéologiques sur le site ne permet malheureusement pas de confirmer cette présence et de savoir s'il s'agit du site initial ou déjà d'une reconstruction après abandon d'un site primitif, qui pourrait être non loin de là au lieu-dit Peret et La Bade (guet), poste d'observation idéal au-dessus du chemin de la côte de Man.
La Tour de Soubès
Le site du Castel-Vieil a probablement été abandonné progressivement au profit du site actuel de Soubès. Il ne semble pas y avoir eu, comme le prétend Ernest Nègre, un grand bouleversement catastrophique d'origine naturelle ou humaine, subversum castellum : château détruit et anéanti. A moins qu'il ne faille placer à Soubès et non à Gibret l'attaque et la destruction légendaire d'un château par l'évêque Fulcran. La Tour actuelle de Soubès a été édifiée au cours de la vaste campagne de constructions conduite dans la seconde moitié du XIIe siècle par les évêques, en même temps que Pégairolles de l'Escalette, le Caylar et Montbrun.[7] C'est un vaste quadrilataire à plan polygonal dont les dimensions tranchent avec l'exiguïté des donjons environnants de cette époque. Les murs sont percés de meurtrières et un nouvel accès créé au XIIIe siècle a été protégé par une bretèche. L'étage supérieur, éclairé par des fenêtres géminées à colonnettes et de grandes baies à archivoltes, semble avoir servi, sinon à usage d'habitation, du moins de salle de réunion, voire d'entrepôt. Cette tour, placée sur le côté nord du castrum avait assurément un caractère défensif, et symbolisait au même moment le pouvoir seigneurial, tenu en premier lieu par l'évêque de Lodève et ensuite par les seigneurs et chevaliers qui lui devaient l'Hommage vassalique.
Francis Moreau
2009
Sommaire général - Retour en haut de page
Bibliographie :
Alaus, Cassan et Meynial : Cartulaire de Gellone, Montpellier 1897
Alaus, Cassan et Meynial : Cartulaire d'Aniane, Montpellier 1900
E. Bonnet : Antiquités et Monuments du département de l'Hérault, Montpellier 1905
M.Bourin-Derruau : Villages médiévaux en Bas-Languedoc, Paris 1987
S.Causse-Touratier : Le Temporel de l'abbaye de Vabres aux alentours de l'an Mil, Millau 1989
A. Durand : Les Paysages Médiévaux en Languedoc, P.U. Le Mirail Toulouse 2003
R. Foreville : Cartulaire du chapitre cathédral saint-Etienne d'Agde, CNRS Paris 1995
E.Fournial : Cartulaire de l'abbaye de Vabres au diocèse de Rodez, Rodez 1989
F.R.Hamlin : Les Noms de lieux du département de l'Hérault, Millau 1983
E.A.T. Laspeyres : Lex Salica, Habis Saxonem MDCCCXXXIII
D.Le Blévec : Les cartulaires Méridionaux, article de L. Schneider ,Ec.Nationale des chartes 2006
E. Nègre : Toponymie Générale de la France, vol 1, Droz SA Genève 1990
E.Martin : Cartulaire de la ville de Lodève, Montpellier 1900
E.Martin : Histoire de la ville de Lodève, Montpellier 1900
F.Moreau : Soubès en Languedoc, Lodève 1992
J.Rouquette : Cartulaire de l'église de Lodève (Livre vert), Montpellier 1923
P.A.Verlaguet : Cartulaire de l'Abbaye de Silvanès, Rodez 1910
H.Vidal : Un évêque de l'an Mil Saint Fulcran, évêque de Lodève, Montpellier 1999
Notes :
[1]
Cartulaire de Lodève, p.15.
[2]
Voir l'article Saint-Clément-de-Man.
[3]
Lex Salica Eccardi ex codice Guelferbytano.
[4]
Lex Salica Feuerbachii ex codice Monacensi.
[5]
On trouve la forme Sobers dans le cartulaire de Gellone, pages 350, 451, 474, 501; dans le cartulaire de Lodève, pages 23, 25, 27, 30, 34; dans le cartulaire de Silvanès, page 421. On trouve Subers dans le cartulaire de Gellone, page 295; dans le cartulaire d'Aniane, page 308, et dans le cartulaire d'Agde, charte 194. On trouve Subercio dans le Livre Vert, pages 8 et 27, et Subertio dans le cartulaire de Lodève, page 194.
[6]
L'erreur propagée par Emile Bonnet vient d'une acceptation sans discernement des dires de Plantavit de la Pauze dans sa " Chronologia praesulum Lodovensium ". D'une part, il n'y avait pas de comté particulier à Lodève à cette époque et d'autre part, le titre de comte de Montbrun porté par les évêques à partir du XVe siècle (1ère mention en 1423) était tout honorifique et n'avait rien à voir avec les comtes carolingiens de Toulouse ou de Rodez. Faut-il, comme le suggère Laurent Schneider, attribuer au suffixe " ense " de " castellum Nibianensem " le pouvoir d'évoquer à lui seul le cadre d'une " vicaria " ?
[7]
La Tour de Pégairolles de l'Escalette est construite par Gaucelin Raymond de Montpeyroux (1161-1187), le château de Montbrun est réédifié et fortifié par l'évêque Raimond Guilhem (1187-1201) : "Edificavit turres castri de Montisbruni, salam et coquinam " (Livre vert, pages 48 et 49).